Je ne resterai pas en marge des réactions suscitées par la mise en place le 6 mai 2016 par le Président Patrice Talon de sa “Commission technique chargée des réformes politiques et institutionnelles”. J’apporte ici mon point de vue sur la composition de la Commission Djogbénou (du nom de son président, le ministre de la Justice et de la Législation, Me Joseph Djogbénou), composition hétéroclite qui ne prend(rait) pas en compte certaines couches de la société béninoise.

Ils sont au total e 35 hommes et femmes appelés à réfléchir sur les réformes politiques et institutionnelles à opérer dans le cadre de la relecture de la Constitution du 11 décembre 1990, exemptée de toute modification (du moins expresse, car implicitement elle a été amendée comme je le démontrerai plus loin) un quart de siècle après son entrée en vigueur. La Commission créée rassemble pêle-mêle des universitaires (professeurs de droit public, de sciences politique, de droit privé, d’histoire… ), des politiques (aussi bien des soutiens du pouvoir de Parice Talon que de responsables de l’ancienne majorité qui a perdu le pouvoir avec l’échec de Lionel Zinsou à la présidentielle), des juristes (magistrats, avocats). Il me plaît d’y mentionner particulièrement trois autres spécialistes du droit mais qui vont sans doute faire valoir dans cette commission d’autres compétences qu’ils ont : le Professeur Maurice Glèlè-Ahanhanzo, agrégé de droit public mais surtout ancien président de la Commission constitutionnelle qui a rédigé le projet de constitution devenu Constitution du Bénin en décembre 1990, Me Robert Dossou, avocat, doyen honoraire de la Faculté de droit de l’Université d’Abomey-Calavi mais également ancien membre de la Commission Ahanhanzo-Glèlè et ancien président de la Cour constitutionnelle (2008-2013), Elisabeth Pognon, magistrat à la retraite et ancienne présidente de la Cour constitutionnelle (1993-1998).

C’est donc cette composition qui crée la polémique en ce qu’elle excluerait certaines catégories socio-professionnelles. Quelles sont-elles ? Si je me refuse de me hasarder à les identifier par moi-même (je ne connais pas tous les corps de métiers présents au Bénin), je vais néanmoins mentionner celles qui ont réagi pour dénoncer leur mise à l’écart. La semaine qui a suivi l’installation de la Commission technique, plusieurs voix se sont levées. J’ai entendu celle du Profeseur Nicaise Médé, spécialiste des Finances publiques. Ce qui l’étonne, c’est l’effectif pléthorique de la Commission Djogbénou, effectif si élargi mais qui ignore curieusement un spécialiste des finances publiques alors qu’est jetée l’idée de la création d’une cour des comptes. Les syndicalistes aussi ont réclamé leur intégration ; les journalistes ne sont pas du reste, par la voix de l’Union des professionnels des médias du Bénin (Upmb) et du Conseil national du patronat de la presse et de l’audiovisuel (Cnpa), ils ont révendiqué leur droit de participation aux travaux de la Commission (tous les journalistes ? Cela reste à confirmer, car j’ai mon avis personnel sur la question). Un autre journaliste, Didier-Hubert Madafimè de Radio Bénin, très au fait des questions de l’environnement a plaidé pour l’intégration d’un expert du changement climatique (cette question à la mode, on parle de plus en plus du droit de la nature). Et comme pour porter la voix des autres, le Parti communiste du Bénin (qui du reste est représenté par un délégué dans la commission) appelle à l’ouverture de la commission à toutes les couches de la société béninoise : les opérateurs économiques, les journalistes, les artisans, les chefs traditionnels, les jeunes , les paysans, etc. Dans l’entendement des communistes, il s’agit de faire les états-généraux de la nation, et cette prétention des “rouges” n’est pas nouvelle. Ils y sont accrochés depuis longtemps. Elle a le mérite d’être claire et de permettre de comprendre au fond ce que voudraient tous ceux qui exigent d’avoir une place au sein de la Commission technique de Patrice Talon. L’intégration de tout ce beau monde ne nous conduirait-elle pas à ces états-généraux, une sorte de réédition de la Conférence nationale de février 1990 ?

 

“Juste une commission, pas une assemblée

 

Le processus engagé est-il lancé dans ce sens ? La réponse est non. Car, Patrice Talon, en installant la Commission technique, n’a aucunement laissé croire une telle éventualité, du moins pas expressément car des passages de son discours à l’occasion peuvent semer le doute dans les esprits. Mais une chose est sûre, la Commission technique ainsi qu’elle est présentée cesserait d’être technique à partir du moment où en son sein on peut compter des compétences variées autant que possible comme le souhaitent certains. Même si son effectif de 35 membres lui fait perdre sans doute son caractère technique. Mais de toutes les façons, si le président de la République a voulu d’une commission, il ne faut pas l’amener à la transformer en assemblée. Dès lors, les revendications de tel ou tel corps de métiers semblent inacceptables  si on est d’accord qu’on a en face juste une commission et pas une assemblée qui serait plus large. Le communiqué conjoint de  l’Upmb et du Cnpa soulève entre autres préoccupations la réforme de la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (Haac) pour justifier la réclamation d’une place pour les journalistes au sein de la commission. Sans balayer l’argument, je pense toutefois qu’il n’est pas indispensable pour la presse d’être représentée même si ce serait utile. Quant à la position (radicale) des communistes, nul besoin de s’y attarder ; elle n’est pas compatible avec l’idée d’une commission.

Mais au fond, une assemblée restreinte quand même

35 membres participants à une commission, si ce n’est pas trop, ce n’est pas non plus raisonnable. C’est ici qu’il faut reconnaître avec le Professeur Nicaise Médé que la Commission Djogbénou est pléthorique. Pour une commission censée être technique pour réfléchir aux propositions de réformes politiques et institutionnelles, l’effectif de 35 rapproche le travail de ce groupe à celui d’une assemblée (pas constituante). Pourquoi une telle ouverture dans la sélection ? La recherche dès maintenant du fameux consensus érigé en préalable à toute entreprise de révision constitutionnelle au Bénin ? Probablement oui. Mais le Président Talon répond :

“J’ai pensé qu’il est de mon devoir d’associer à cette noble tâche toutes les personnalités dont les connaissances, l’expertise et l’expérience permettent d’aboutir assez rapidement à un projet qui synthétise les réponses les plus adéquates aux aspirations politiques actuelles et futures de notre peuple.”

C’est peut-être la brèche qui favorise les déceptions. Une composition aussi atomisée pèche par l’oubli d’autres compétences pourtant utiles. Des magistrats, la commission en compte au moins trois. L’un est président de l’Union nationale des magistrat du Bénin, une autre est aussi ancienne présidente de la Cour constitutionnelle… En lieu et place d’un autre magistrat, n’aurait-il pas été plus juste de contenter les “financiers publics” ? (Nicaise Médé aurait été satisfait, il propose l’inclusion du président de la Chambres des comptes de la Cour suprême). Des nombreuses places accordées à des politiques (alors que le débat politique pourra encore être mené au parlement qui étudiera les réformes) n’auraient-elles pas été mieux occupées par les anciens présidents ou membres des institutions de la Républiques ? Ces institutions-là même qu’on voudrait réformer. Mes confrères journalistes et moi aurions salué la présence d’un ancien président de la Haac, ou un ancien conseiller de l’institution régulatrice des médias, ce que proposent d’ailleurs l’Upmb et le Cnpa.

Pour ne pas être taxé de faire une fixation sans comparaison, il me plaît de rappeler que la Commission constitutionnelle du Professeur Glèlè-Ahanhanzo de 1990 comportait en tout 15 membres dont Robert Dossou (membre de la Commission Djogbénou) et Théodore Holo (actuel président de la Cour constitutionnelle). En tous cas, il n’y avait pas de personnes sélectionnées pour leur profil de politique. On y comptait des magistrats, des avocats, des professeurs de droit, des historiens, des sociologues [1]. Si la comparaison est faussée parce que la Commission Djogbénou n’est pas une commission constitutionnelle, faisons recours alors à d’autres commissions similaires dans l’histoire. La première Commission technique sur la relecture de la Constitution est celle que Boni Yayi, président alors, avait installée le 20 février 2008. Elle était présidée par l’incontournable Maurice Glèlè-Ahanhanzo et comme commissaires 10 autres personnalités notamment des juristes et sociologues.

Il est vrai que le rapport de cette commission apolitique ne sera jamais entièrement pris en compte par le gouvernement de Yayi encore moins soumis officiellement à l’appréciation de la classe politique, c’était déjà là le début de l’échec du processus de révision sous l’ancien président. Si la présence des politiques qui gonfle la Commission Djogbénou est un gage de succès du processus de relecture de la loi fondamentale, alors c’est tant mieux.

Vers une nouvelle Conférence nationale ?

Le système politique actuel du Bénin tire son fondement historique de la Conférence nationale de février 1990. Ces assises nationales convoquées par Mathieu Kérékou suite à l’échec de sa politique du marxisme-léninisme ont été l’occasion de la conclusion d’un nouveau contrat social béninois dans le consensus. Son instrument le plus emblématique reste la Constitution du 11 décembre 1990 qui nous régit depuis plus de 25 ans. La Conférence nationale, fondatrice de l’ordre juridique en cours, avait réuni toutes les composantes de la société béninoise. Dès lors, pour être rééditée, il faut une nouvelle réunion du genre. Mais cela n’est pas nécessaire, si en croit la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. La gardienne de la Constitution du Bénin a pu juger qu’en fait la Constitution du 11 décembre 1990 comporte des points déterminants qui ne sauraient être modifiés au risque de remettre en cause l’idéal de la Conférence nationale. Par conséquent, une révision constitutionnelle d’une certaine ampleur et portant sur certaines matières, pourrait signifier la remise en cause des idéaux de la Conférence de 1990 alors même qu’une assise nationale n’aurait pas été tenue.

 C’est ce qu’il faut comprendre de la décision n°11-067 du 20 octobre 2011 de la Cour constitutionnelle qui a entendu tirer des “Options fondamentales de la Conférence nationale” qui sont notamment le mandat présidentiel de 5 ans (art. 42 de la Constitution), les limites d’âge, 40 ans au plancher et 70 ans au plafond pour être candidat à l’élection présidentielle (art. 44 de la Constitution) et le type présidentiel du régime (art 54 de la Constitution)[2]. Pour la Cour présidée à l’époque par Robert Dossou, grand acteur de la rédaction de la Constitution en 1990, ces points ne sauraient être révisés même par référendum. Des clauses non révisables décidées par la Cour en plus de celles que la Constitution a prévues expressément dans l’article 156 : la forme républicaine et la laïcité de l’Etat[3]. On peut se rappeler que les députés, appelés à intégrer ces observations dans la loi portant conditions de recours au référendum avaient sérieusement critiqué la décision de la Cour. La député Rosine Soglo avait dénoncé l’instauration d’une “république des juges”. Les juristes parleraient du règne des juges, connu sous l’expression “gouvernement des juges” :

“La vraie pierre de touche du gouvernement des juges se trouve dans la liberté que le juge constitutionnel s’octroie non d’appliquer la Constitution ou de l’interpréter même de façon constructive, mais, sous quelques noms que ce soit, de la compléter, sinon de la corriger par des règles qui sont sa propre création, fussent-elles débordantes de bonnes intentions.”[4]

Mais rien n’y fit, la décision est passée.

Pour sa mission assignée à la Commission technique de 2016, le Président Talon a semblé (partiellement) entrer dans la ligne tracée par la décision “Options fondamentales” en fixant aux commissaires les points qu’il ne faut pas envisager changer. Ce sont “toutes les dispositions qui organisent la forme républicaine de l’Etat, le régime présidentiel, la laïcité, les libertés individuelles et l’alternance politique”.

La constitution, dans ses dispositions textuelles, ne mentionne nulle part le régime présidentiel comme un point intangible, c’est plutôt le fait d’une jurisprudence de la Cour Robert Dossou. Patrice Talon compterait la respecter. Mais il a quand même lancé l’idée d’un mandat unique. La prise en compte de cette proposition ferait modifier l’article 44 déclaré intangible par la jurisprudence “Options fondamentales”. Comment s’y prendre en l’absence d’un revirement jurisprudentiel ? Sera-ce possible sans qu’il ne soit reproché à la réforme Talon de violer l’esprit de la Conférence nationale que la décision “Options fondamentales” a entendu sauvegarder?

Quelque indice laisse peut-être transparaître l’idée que Talon souhaiterait une remise en cause si cela est nécessaire de ces options. On est bien ici dans le domaine des conjectures, mais autorisées par la parole entendue de la bouche présidentielle. Il veut faire “passer au peigne fin notre loi fondamentale et ses lois dérivées pour asseoir les fondements juridiques de la rupture d’avec l’ordre ancien en vue d’un nouveau départ”.

“La rupture d’avec l’ordre ancien”, si elle n’annonce pas un changement de constitution, elle laisse croire une réforme approfondie en tous cas.

Mais j’ai bien peur que les rédacteurs de la Constitution de 1990 qui sont encore actifs ne soient pas les obstacles à une remise en cause totale des options dites fondamentales de la Conférence nationale. On le sait, certains grands acteurs de la Conférence nationale en sont si fiers qu’ils ne concevraient pas un nouveau fondement à la république pendant qu’ils sont encore vivants. C’est eux qui ont rédigé la Constitution de 1990, et ils pourraient toujours opposer à la nouvelle génération qu’ils détiennent encore le sens qu’ils entendaient donner à telle ou telle autre disposition de la Constitution en vigueur et que dès lors certains points essentiels ne sauraient être amendés parce que porteurs de l’esprit de la Conférence nationale. Et pourtant on peut s’accorder avec Georges Vedel, qu’“un  peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures.”

Personnellement, je partage cette pensée de Jean-Jacques Rousseau : “Un peuple est toujours maître de changer ses lois, mêmes les meilleures.”  Et j’espère, une fois encore comme le veut Georges Vedel, que le peuple béninois viendra un jour “briser les arrêts des juges”.

[1] Voir [1] Badet (Gilles), Bénin Démocratie et participation à la vie politique : Une évaluation de 20 ans de « Renouveau démocratique, Cotonou, Open Society Institute, 2010, p22

[2] Saisie d’une requête par laquelle le président de la République (Boni Yayi) lui défère pour contrôle de constitutionnalité la loi organique n°2011-27 portant conditions de recours au référendum votée par le Parlement béninois le 30 septembre 2011, la Cour constitutionnelle a estimé que cette loi ne cite pas toutes « les options fondamentales de la Conférence nationale de 1990 et qui sont reprises par les articles 42, 44 et 54 de la Constitution ». Elle censure la loi et réécrit son article 6 en intégrant d’autres limites à la révision que celles prévues expressément par la Constitution.  Le mandat présidentiel de 05 ans, la limite d’âge de 40 ans au moins et 70 ans au plus pour tout candidat à l’élection présidentielle, et le type présidentiel du régime politique au Bénin, sont érigés par la Cour comme des dispositions intangibles de la Constitution.

[3] Art 156 de la Constitution : « aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. La forme républicaine et la laïcité de l’Etat ne peuvent faire l’objet d’une révision »

[4]  VEDEL (G.), « La place de la Déclaration de 1789 dans le bloc de constitutionnalité », in Conseil constitutionnel, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la jurisprudence, PUF, 1989, p.63

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