La 8ème législature du parlement béninois a été installée le 16 mai 2019, dans des conditions similaires à celles des réunions des autorités gouvernementales somaliennes : sous très haute surveillance militaire.

 Dans son allocution du 20 mai 2019, le président de la République justifie cet état de faits par la nécessité d’une « réforme redoutée mais indispensable » pour le développement du Bénin. Ce disant, il signe la fin du processus électoral sur une Assemblée composée de 83 députés issus de deux partis, par lui voulus et par lui mis sur orbite. Puis, surtout, il invite cette 8ème législature du parlement « à jouer son rôle avec panache pour démentir les suspicions légitimes qui ont pu naître à son égard et apaiser les craintes qu’il suscite »[1]. Cette invite du Président de la République, en démocratie et au Bénin, exige de tout esprit ferme de prendre vis-à-vis d’elle une distance au moins intellectuelle, démocratique et citoyenne ; et, par suite, d’en douter voire de s’en méfier et de s’en déprendre. Pour au moins deux raisons (II) suscitées par des interrogations fondamentales (I), elles-mêmes forgées par une expérience singulière de la vie politique béninoise de ces trois dernières années. Ces raisons et interrogations suggèrent au CiAAF de prendre quelques précautions (III).

I-              Les questionnements

Les questionnements que suscitent le discours du 20 mai 2019 du président de la République du Bénin et plus généralement l’après-élections sont nombreux.

D’abord, l’installation de la 8ème législature et le discours du président de la République qui en a pris acte veulent-ils signifier que plus rien n’est réversible ? Le fait accompli de la 8ème législature équivaut-il au provisoire ou au définitif ? Le provisoire et le définitif sous quelles formes et suivant quelles modalités ? Plus concrètement, la 8ème législature du parlement béninois doit-elle, peut-elle (sur)vivre, et dans quelles conditions, pendant les quatre (4) prochaines années ? La réforme du système partisan, dont le président de la République a fait son cheval de bataille – l’expression prend tout son sens ici – signifie-t-elle finalement une réforme à deux partis acquis à la cause du Prince, installés par ses soins dans les 83 sièges du Parlement ? Dans ces conditions, quels peuvent être les termes du dialogue direct et sincère qu’évoque le chef de l’Etat dans son discours du 20 mai ?

Ensuite, comment le président de la République peut-il penser que sa parole est le commencement et la fin de tout dans une société démocratique ?  Les visibles[2] et invisibles envoyés spéciaux dans les capitales africaines, la rencontre du président Talon avec le corps diplomatique accrédité au Bénin le vendredi 31 mai 2019 sont la preuve que la domination par le Prince des institutions ne suffit pas et ne signifie pas la domination de l’esprit et de la société démocratiques. L’installation de la 8ème législature et le discours du président de la République qui a suivi sont, non la fin, mais le début du commencement d’une longue marche collective incertaine. Suffit-il de se demander si le dispositif militaire impressionnant à l’installation du parlement pourrait être répliqué au domicile et à chaque mouvement de chaque député pour s’apercevoir que cette paix armée instaurée dans le pays est inopérante sur le moyen et le long termes. Ainsi, en plus de la légitimité nationale que, d’une part, la 8ème législature doit acquérir, et, d’autre part, que le président de la République doit reconquérir, les deux institutions courent après une légitimité internationale[3] dont le recouvrement implique – ceux qui savent savent – tant de concessions et d’épreuves couteuses et inutiles pour le pays, sa fréquentabilité, sa fiabilité démocratiques. D’ailleurs, faut-il que vienne, un jour ou l’autre, le temps d’un examen systématique des incidences économiques de cette crise, compte devant être fortement tenu du capital symbolique et démocratique du pays. Sur ce point, il est saisissant que le Gouvernement du Bénin se soit préoccupé dans un premier temps à faire le point des pertes matérielles[4] des violences électorales dès le 08 mai 2019 avant que son chef ne vienne brosser à rapides et distants mots, – certains disent indécents – les pertes en vies humaines enregistrées – douze (12) jours plus tard, le 20 mai 2019 –. C’est le manifesté, si besoin en était encore, du rapport du chef de l’Etat et de sa gouvernance à la vie, du moins ce qui en transparaît ; un rapport tout de même polémique[5] à la vie.

Enfin, comment le parlement – institution née de la crise et considérée comme illégitime par 73% des Béninois, – peut-il constituer l’institution de sortie de crise[6] par le simple fait qu’il serait sensible à l’exhortation du chef de l’Etat à désormais « jouer son rôle avec panache pour démentir les suspicions légitimes qui ont pu naître à son égard et apaiser les craintes qu’il suscite » ? Ayant refusé, au temps fort de la crise électorale, de considérer l’institution qu’il incarne comme une institution de sortie de crise, le président de la République se révèle aujourd’hui avant tout, comme un acteur-impresario qui annonce lesquels des acteurs monteraient sur la scène de la crise pour jouer une partition à la seule fin qu’il souhaite, puis se débine dans un silence intriguant derrière les rideaux ; et là, il enfourche les rôles de directeur artistique d’un flou politique tragique dont la plupart des institutions, y compris la non constitutionnelle Conférence des Présidents des Institutions de la République[7], peuvent être perçues, à tort ou à raison, comme des agents, pour ne pas dire plus…

Ces interrogations fondent les raisons de la méfiance voire de la défiance que tout esprit ferme pourrait adopter vis-à-vis de l’actuel duo exécutif-parlement.

II-            Les raisons profondes de la méfiance

Reprenons la phrase du président de la République du Bénin qui invite le nouveau parlement « à jouer son rôle avec panache pour démentir les suspicions légitimes qui ont pu naître à son égard et apaiser les craintes qu’il suscite ». Cette phrase est le siège d’une certaine idée du parlement dans la démocratie béninoise, elle est minée de non-dits, de sous-dits, non entendus ou mal entendus d’esprits quelque peu distraits. La phrase est suspecte, notamment l’expression « jouer son rôle avec panache ». Et pour cause.

A-   Une action parlementaire déjà exercée « avec panache » mais qui fut dangereuse

Durant les trois dernières années de la vie politique béninoise, le parlement de la 7ème législature, légal et légitime – acquis à plus de 60 députés au président Patrice Talon – a accompli, sur vive exhortation de celui-ci, « avec panache » – et quel panache ! – sa mission. A l’épreuve des preuves, chacun sait désormais là où cette mission exercée « avec panache » nous a conduits : un processus électoral non inclusif, cousu de curiosités juridiques[8], jurisprudentielles[9], politiques, comportementales et discursives qui méritent d’être revisitées à froid ; un processus parachevé par des violences et des morts[10]. Il en a découlé un parlement étrange.

B-   Une 8ème législature née avec des malformations congénitales chroniques

La première malformation de la 8ème législature du parlement du Bénin est le taux de participation record de 23% selon la CENA et de 27% selon la Cour constitutionnelle ; taux somme toute querellé et contesté par une bonne partie des citoyens et la plateforme électorale des organisations de la société civile qui avance 22%[11].

La deuxième malformation est que cette législature est érigée sur un billon de morts et dans un sillon de sang. La troisième malformation est l’absence radicale de l’opposition au sein du parlement. Au Bénin « démocratique » de 2019, cela relève de l’inédit et du terrible. Ces trois malformations congénitales induisent une maladie : la crise chronique de la légitimité du parlement, crise dont personne n’est sûr si elle sera curable le temps de la législature. Cette crise de la légitimité du parlement peut conduire, si on n’y prend garde, à une crise aggravée de la gouvernance globale du pays voire à un déchirement du tissu social et politique. Cette 8ème législature ressemble fort bien à un nouveau-né malformé dont presque personne n’est fier dans la famille, dont les grands oncles et tantes appelés à la cérémonie de sortie prononcent des paroles de bénédictions sur des lèvres fébriles qui résonnent faux et raisonnent malédictions et malaise dans les cœurs. Un nouveau-né que les membres de la famille regardent, à propos duquel ils concluent, face contre ciel : « Dieu nous garde ! ».

A première vue, la tentation est très grande d’affirmer que cette 8ème mandature du parlement porte la marque de ces pièces qu’il faut se précipiter de ranger dans un débarras sans lumière au fin fond du musée des inaccomplissements de la démocratie béninoise. Dans l’urgence, une telle action peut être salvatrice ou utile… Mais, sur le plan théorique et de la recherche scientifique sur les transitions démocratiques en Afrique et même sur le plan pratique de la gouvernance démocratique, le cas béninois est un matériau en or à base duquel on peut tenter de repenser, à nouveaux frais, le devenir et le futur de la démocratie sur le continent. C’est une immense tâche qui reste à être accomplie de façon radicale et fructueuse.

III-          Les précautions du CiAAF

D’abord, et plus globalement, la philosophie de gouvernance du régime du président Talon, qui fonde la réforme du système partisan tel qu’il se manifeste et le parlement qui en est issu, mérite d’être discutée, confrontée et déconstruite. Théoriquement, elle est fragile, pratiquement elle est infructueuse, du moins en démocratie.

Ensuite, eu égard à l’histoire en cours de la crise électorale au Bénin, et parce que l’invite du président de la République à la 8ème législature à « jouer son rôle avec panache » est suspecte et serait trop risquée pour le système politique béninois dans son ensemble, le CiAAF considère que les formes de vigilance démocratique doivent se multiplier. Dans la répartition de ce travail de vigilance démocratique, le CiAAF s’engage, comme il en a désormais l’habitude, dans la veille intellectuelle, scientifique et citoyenne.

C’est pourquoi, dans la suite logique de ses productions précédentes[12], le CiAAF décide de mettre en marche un Observatoire de l’Action parlementaire. Cet Observatoire a pour tâches d’observer et de monitorer l’action parlementaire en ce temps critique de la démocratie béninoise ; d’accorder une attention soutenue à l’écologie et à l’économie politiques de l’action parlementaire afin d’en produire des analyses fouillées et rigoureuses susceptibles d’engager un débat voire des actions publics y relatifs.

Mais dans l’urgence, enfin, l’Observatoire voudrait initier quelques réflexions visant à examiner les préconditions et les voies d’une sortie de crise réelle. Dans un premier temps, il s’attellera à esquisser ce qu’il ne faut pas faire pour que la crise ne s’aggrave. Dans un second temps, il appellera l’attention sur ce qu’il faudra faire pour un véritable dégel de la situation actuelle. Car, dans les crises, les silences dus aux frustrations non extériorisées sont porteurs d’incertitudes qui peuvent être préjudiciables de façon durable au vivre-ensemble.

[1] Patrice Talon, discours radiotélévisé du 20 mai 2019.
[2] Le Secrétaire Général à la Présidence de la République, Pascal Irénée Koupaki, et le Ministre des Affaires étrangères, Aurélien Agbénonci, ont fait le tour de quelques capitales africaines : Abidjan, Conakry, Lomé, Ouagadougou… Auparavant, le Ministre des Affaires étrangères et son collègue de l’intérieur, Sacca Lafia, s’étaient rendus à Brazzaville.
[3] La communication sur les récentes visites de personnalités étrangères au cabinet du nouveau président de l’Assemblée nationale tend à montrer et démontrer une certaine reconnaissance internationale du parlement béninois, symptôme de l’inédit et du malaise.
[4] Voir le Communiqué du Conseil des Ministres du mercredi 08 mai 2019.
[5] Polémique au moins au double sens : polémique au sens du grec « polemos » qui signifie guerre, violence ; et polémique au sens de controverse. Les politiques publiques d’attention à la vie en témoignent : les évacuations sanitaires, les
[6] Pour une analyse récente des institutions de sortie de crise en Afrique, voir Yves Paul Mandjem, Les sorties de crise en Afrique. Acteurs, Institutions et Pouvoir d’Etat, tome 1, Le déterminisme relatif des institutions de sortie de crise en Afrique ; Tome 2, Le jeu politique des acteurs, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, 2015.
[7] Cette Conférence des présidents des institutions est devenue une pratique de la vie politique béninoise. Son objectif proclamé depuis au moins le régime du président Boni Yayi serait la concertation des principaux responsables des institutions constitutionnelles sur des questions essentielles qui touchent à la stabilité sociopolitique du pays. Cette institution des institutions de la République, qui se réunit sous la coordination du président de la République, au fur et à mesure qu’elle s’installe dans la liturgie républicaine devient une curiosité politique et juridique. Cette double curiosité s’est accentuée à l’occasion de la crise électorale de 2019. En effet, élargie à deux autorités administratives indépendantes que sont la Commission électorale nationale autonome (CENA) et le Médiateur de la République, cette conférence s’est réunie à la Présidence de la République le 1er avril 2019. Elle avait rendu public un communiqué, lu et signé des mains de son seul « porte-parole » de circonstances, le Médiateur de la République, qui décida de la poursuite du processus électoral sans les partis de l’opposition. Il n’en aura pas fallu plus pour que la légalité et la légitimité de cette conférence subissent les vives critiques des acteurs politiques, des citoyens et des observateurs. Une légalité et une légitimité questionnables du point de vue scientifique quant à leurs fondement et portée juridiques et politiques.
[8] La Loi n° 2018-23 du 17 septembre 2018 portant Charte des partis politiques et la Loi n° 2018-31 du 03 septembre 2018 portant Code électoral en République du Bénin notamment.
[9] La décision de la Cour constitutionnelle décision El 19-001 du 1er février 2019 ; les décisions de la Cour à propos du contentieux des candidatures : les décisions EL 19-006 ; EL 19-007 ; EL 19-008 du 12 mars 2019 ; la proclamation du 02 mai 2019 des résultats des élections législatives du 28 avril 2019.
[10] Au moins quatre (4) morts selon Amnesty International, voir https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2019/05/benin-une-repression-postlectorale-inquietante/ , consulté le 20 mai 2019.
[11] Voir la Déclaration préliminaire de la plateforme électorale des Organisations de la Société civile du 29 avril 2019. URL : http://vote229.org/wp-content/uploads/2019/04/DECLARATION-PRELIMINAIRE-_Final_28_04_19_pdf.pdf , consulté le 20 mai 2019.
[12] Expédit Ologou, « Lettres aux futurs députés. Pourquoi et pour quoi faire ? », Lettres aux futurs députés, n°00, 1er février 2019, 3 p. ; « Vous député », Lettres aux futurs députés, n°01, 06 février 2019, 3 p. ; Pamela Ariane Agbozo, « L’emploi des jeunes », Lettres aux futurs députés, n°2, 15 février 2019, 2 p. ; Isaac Houngnigbé, « Un statut particulier pour les médecins ? », Lettres aux futurs députés, n°3, 18 février 2019, 2 p. Anselme Amoussou, « Le député et la paix sociale », Lettres au futurs députés, n°4, 22 février 2019, 2 p. ; voir www.ciaaf.org  ; Expédit Ologou (coord.), Législatives 2019 : le piège fatal ?, Cotonou, avril 2019, CiAAF éditions, 50 p.

 

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