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Pour les puristes de la science tout court et de la science médicale en particulier, cette réflexion est une prise de position dangereuse. Mais assumée. Elle promeut l’idée d’une « recherche de plein air »[1] dans un domaine médical où la tradition a toujours été celle de la « recherche confinée »[2]. Elle pose l’hypothèse d’une recherche participative[3] plus admise en sciences sociales, dans une science médicale aux traditions de recherche plus introverties. En bref, ce que propose ce papier, c’est une recherche inclusive et flexible, une recherche en mouvement ; surtout en temps d’urgence sanitaire.

En effet, l’expression “urgence sanitaire” met en combinaison deux concepts des plus compliqués à définir : santé et temps. La santé « peine à se distinguer de la vie et à se définir autrement que par opposition à ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire la maladie, qui se laisse mieux caractériser »[4]. Quant au temps, même le grand Saint Augustin a éprouvé des difficultés à le définir : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus »[5]. A défaut de le définir, nous pouvons le saisir par le concept central de cette réflexion : l’urgence, définie par Didier Houssin comme « une nécessité vécue sous l’emprise du temps et réclamant une réaction vive. L’urgence est en effet une manière d’être qui se distingue de celle de la vie dans l’habitude. La survenue d’un événement, qui tranche et pose ses exigences, est la caractéristique de départ de l’enchaînement qui marque le phénomène de l’urgence »[6]. C’est ce type d’événement que vit le monde depuis décembre 2019. Un problème de santé publique qui soumet l’humanité à son diktat, force la curiosité des chercheurs et leur impose de travailler à son rythme ; le rythme des millions de décès qu’il cause et qu’il faut freiner ; le rythme de l’urgence sanitaire.

Or, paradoxalement, le temps de la recherche en science de la santé est un temps long. Un temps de la prudence et des multiples vérifications. Un temps des remises en cause et de la quête d’un traitement ou d’un vaccin qui ne porte pas de risque pour le bien-être de l’humanité. Le temps de l’urgence est un temps court, un temps limité, un temps limite. La recherche scientifique en temps ordinaire a le temps de son temps. En temps d’urgence, elle n’a pas le temps. Au contraire, elle est tenue par le temps. Le temps de la science, temps de prudence, et le temps de l’urgence paraissent donc inconciliables. Pourtant, le temps de l’urgence sanitaire n’est rien d’autre qu’un temps d’urgence vitale. La santé, c’est la vie. Une pandémie virale relève de l’urgence vitale. Elle appelle des réponses rapides. Mais malgré la bonne volonté, le zèle et la sagacité du chercheur, il peut ne pas tenir dans le temps de l’urgence. D’ailleurs, combien de temps prend la recherche d’un remède ou d’un vaccin à une maladie ? Des mois. Des années. Des siècles. Et en maladie virale, peut-être une éternité. Il a fallu plus d’un siècle pour que Alexandre Yersin isole l’agent du virus de la Peste[7]. C’est vrai qu’on n’en est pas là pour le Covid-19 dont le virus – le Sars-CoV-2 – est connu, mais dont toutefois les scientifiques ont jusque-là, la modestie de clamer qu’ils n’en maîtrisent pas encore tous les contours. Et plusieurs siècles après les épidémies de la Peste, nous n’avons toujours contre elle aucun vaccin homologué[8]. Elle resurgirait aujourd’hui sous forme épidémique ou pandémique[9] qu’elle soumettrait une fois encore le monde à une nouvelle régression historique[10], pire que ce à quoi le soumet le Covid-19. De ces constats, ressort la question centrale de cette réflexion : comment concilier temps de la recherche scientifique et temps de l’urgence sanitaire ? Autrement dit, le temps de l’urgence est-il le temps des polémiques doctrinales, procédurales ou protocolaires ? Doit-il correspondre au temps des tergiversations ?

La réponse est portée par le temps covidien lui-même, un temps de « la fragilité universelle »[11]. Expédit Ologou en dégage, parmi de nombreuses, deux significations particulièrement édifiantes. D’une part, « l’égalité universelle en temps de fragilité universelle », c’est-à-dire « un moment charnière où le plus fort et le plus faible sont pris dans les fers de l’égalité dans la fragilité ». D’autre part, « la fragilité épistémique des gouvernants en temps de fragilité universelle »[12]. C’est-à-dire un temps où le savant est appelé à la rescousse du politique là où ce dernier avoue ses ignorances. Ces significations du temps covidien appellent quelques observations à l’épreuve des faits.

L’égalité universelle évoquée n’est pas censée se limiter qu’au ressenti des fragilités. Elle est une égalité totale. Face aux fragilités ressenties, tous les peuples ont réagi à leurs manières, avec leurs moyens, avec leurs méthodes, avec leurs connaissances. De potentiels remèdes au Covid-19 ont été évoqués ci et là. Mais cet élan de l’égalité est freiné à ce niveau par ce que Expédit Ologou lui-même appelle « la géopolitique de l’épistémique »[13], les propositions des uns recevant plus de privilège et d’intérêt que celles des autres dans le débat. Aussi, faut-il préciser que l’image de la « figure par excellence du politique ignorant »[14] n’est apparue que parce que le savant, appelé à la rescousse du politique, peine et tergiverse encore à faire preuve d’efficacité et/ou d’efficience. Et en situation de crise, le temps du savoir n’est pas toujours équivalent au temps du politique. Quand le savant prend le temps des résultats de ses essais cliniques, le politique, lui, compte les morts et pense au temps de sa réélection…Lire la suite

[1] Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001, pp. 150, 154-162.

[2] Ibid.

[3] Audrey Cosson, « Recherche participative et réflexitivé: synthèse du séminaire et perspectives », Séminaire Recherche participative: pratiques et réfléxivité, Novembre 2012, Mirabel, France, 5 p.

[4] Didier Houssin, « L’urgence », Les Tribunes de la santé, 2006/4, n° 13, p. 34.

[5] Saint Augustin, Confessions, Garnier Frères, Paris, 1964, p. 264.

[6] Didier Houssin, Op. cit.

[7] Gabriel Vital-Durand, « 20 juin 1894. Alexandre Yersin isole le bacille de la peste », 27/02/2020, URL : https://www.herodote.net/20_juin_1894-evenement-18940620.php, consulté le 28  juin 2020.

[8] Plusieurs vaccins contre la Peste ont été mis au point. Mais ils comportent tous des effets secondaires graves, voire mortels et sont inefficaces contre la Peste pulmonaire, la forme la plus grave de la maladie. Ces vaccins n’ont donc pas reçu l’approbation des autorités compétentes pour être administrés.

[9] Entendre ici la forme épidémique ou pandémique de la Peste. Car la Peste a toujours existé. Près de 50 000 cas humains ont été déclarés par l’Organisation mondiale de la Santé entre 1990 et 2015 dans 26 pays d’Afrique, d’Amérique et d’Asie. Voir Unité de recherche Yersinia, « Peste : informations et traitements », https://www.pasteur.fr/fr/centre-medical/fiches-maladies/peste, consulté le 1er juin 2020.

[10] Winner Abbécy, « Le Covid-19 comme la Peste ! De la régression historique en Europe », Les fragilités du monde, Dossier du CiAAF n°2, mai-juin 2020, URL : https://www.ciaaf.org/covid-19/le-covid-19-comme-la-peste-de-la-regression-historique-en-europe/, consulté le 2 juin 2020.

[11] Voir la conceptualisation du « temps covidien » dans le papier introductif de ce dossier : Expédit Ologou, « Penser la fragilité universelle. Notes provisoires sur le temps covidien », Les fragilités du monde, Dossier du CiAAF n°2, mai-juin 2020, URL :  https://www.ciaaf.org/covid-19/penser-la-fragilite-universelle-notes–provisoires-sur-le-temps-covidien/, consulté le 2 juin 2020.

[12] Expédit Ologou, Op. cit.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

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