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« Qui gouverne le monde ? » A cette question posée en 2018 par un groupe de chercheurs en sciences sociales et d’intellectuels réputés[1], une réponse peut être aujourd’hui esquissée : un objet infinitésimal, parti d’une faille chinoise de Wuhan, qui, d’un même coup, précipite, contracte, ralentit et fluidifie la marche du monde. La plupart de ceux qui survivront à la pandémie du Covid-19 raconteront, avec fierté ou douleur, à leurs derniers neveux qu’ils ont traversé un moment exceptionnel de l’Histoire. Un moment où se sont concentrées presque simultanément des peurs, des passions, des angoisses et surtout des morts à l’échelle de la planète. C’est « le temps du monde[2] » ! Un « temps vécu aux dimensions du monde[3] ». Un « temps mondial[4] », pour reprendre un concept cher aux historiens et retravaillé depuis par le politologue Zaki Laïdi. Un temps d’« ensorcellement du monde[5] » dans la mesure où une « puissance occulte […] nous gouverne et nous force à être-avec…pour être[6] ». Probablement, avec la crise du Covid-19, le 20ème siècle s’est achevé en novembre-décembre 2019 à Wuhan en Chine. Ou, pour dire autrement, le 21ème siècle a débuté en novembre-décembre 2019 à Wuhan en Chine.

Le temps mondial est en effet « une formalisation de l’événement planétaire[7] […] », l’événement n’étant rien d’autre qu’« une matrice de problèmes, d’interrogations et de situations situés dans le temps et à partir desquels se définissent et se mettent en place des reproblématisations nouvelles du monde[8] ». Penser le temps mondial revient donc à examiner « comment des processus lourds vont converger dans le temps pour produire, à la faveur de certains événements-charnières, des significations conjointes dont la plus fondamentale est peut-être d’accréditer l’idée selon laquelle les sociétés humaines entrent dans une ère nouvelle, avec de nouvelles règles du jeu face auxquelles tous les acteurs sociaux ou politiques doivent se situer, réagir, s’adapter[9]». De cette définition, on déduit au moins deux caractéristiques fondamentales du temps mondial : le nouveau d’un côté et les « idées-valeurs » (Louis Dumont) qui vont gouverner ce temps, de l’autre.

D’une part, et en raison de toutes les problématiques d’ordre sanitaire, politique, économique, géostratégique, intellectuel, qu’elle soulève, on peut succomber à la tentation d’affirmer que la crise du Covid-19 fait entrer l’humanité dans un temps mondial. D’autre part, cependant, à y voir de plus près, peut-être la part du nouveau dans ce temps covidien n’est-elle pas si grande qu’elle paraît à première vue. De ce qui est en cours, le fond est ancien : les maladies et les épidémies dévastatrices ont toujours scandé l’histoire de l’humanité[10]. Seule la forme ou plutôt les formes sont nouvelles. Mais, une constante lie l’ancien et le nouveau : la fragilité de l’ensemble de la planète.

 I. Petit croquis de la fragilité universelle

Tenter un croquis de la fragilité qui tenaille l’ensemble du vivant humain en ce temps critique exige, d’une part, d’en repérer les signes (A) et, d’autre part, de mobiliser quelques instruments qui permettent de faire sens de ces signes (B).

   A. Les signes du temps covidien

Quel temps vivons-nous ? Un temps de paradoxes. Un temps des grands mélanges. Un temps de fusions, d’infusions, de confusions et de diffusions. Fusions : alliances spontanées et momentanées de forces toujours considérées comme antagoniques et irréconciliables : les Etats-Unis qui courent en Chine chercher des masques. Infusions : tentatives (avortées ? mais en tout cas très critiquées) d’infuser dans le corps-chose de l’autre lointain – l’Africain – un vaccin que le corps propre et supérieur d’ici – le corps français ou européen – ne saurait encore subir[11]. Diffusions et confusions : de presque tout, de croyances et de théories de tous acabits, les théories eschatologiques (de la fin du monde) croisent les théories complotistes ; celles de « la fin de l’histoire » de l’Occident pour une nouvelle Histoire dont le point du grand commencement serait à l’Orient rivalisent avec celles du nouveau jamais vécu sous les espèces d’une crise mondiale inédite… Voilà ce qu’une vue panoramique permet de capter… Lire la suite

[1] Bertrand Badie, Dominique Vidal (dir.), Qui gouverne le monde ? , Paris, La Découverte, 2018, 392 p.

[2] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVème – XVIIème siècle, tome 3, Le Temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, 607 p.

[3] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit. , p. 8. Cité par Zaki Laïdi, « Le Temps mondial », in Marie-Claude Smouts (dir.), Les nouvelles relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, (pp. 183-202), p. 185.

[4] Zaki Laïdi, « Le Temps mondial », art. cité. Voir aussi Zaki Laïdi (dir.), Le Temps mondial, Bruxelles, Complexe, 1997 ; – Le temps mondial. Enchaînements, disjonctions et médiations, Les Cahiers du CERI, n° 14, 1996, 38 p. La paternité du concept de temps mondial revient à l’historien allemand Wolfram Eberhard. Cf. Wolfram Eberhard, Conquerors and Rulers. Social Forces in Medieval China, Leiden, Brill, 1970.

[5] Boris Cyrulnik, L’ensorcellement du monde, Paris, Odile Jacob, 1997, 310 p.

[6] Ibidem, p. 7.

[7] Zaki Laïdi, « Le Temps mondial », art. cité, p. 188.

[8] Idem.

[9] Zaki Laïdi, Le temps mondial. Enchaînements, disjonctions et médiations, op. cit.

[10] Céline Bon, « L’homme et ses maladies, histoire d’une coévolution », in Alain Froment et al., Archéologie de la santé, anthropologie du soin, Paris, La Découverte, 2019, pp. 23-29. ; Florence Bretelle-Establet, Frédéric Keck, « Les épidémies entre “Occident” et “Orient” », Extrême-Orient Extrême-Occident, n°37, 2014, URL : http://journals.openedition.org/extremeorient/327, consulté le 23 avril 2020 ; Patrice Bourdelais, « Épidémies et population : bilan et perspectives de recherches », Annales de démographie historique, Epidémies et populations, 1997, pp. 9-26.

[11] L’on évoque ici la vive polémique qu’ont suscitée les propos des chercheurs français, Jean-Paul Mira et Camille Locht, suggérant de tester un vaccin contre le Covid-19 en Afrique. Le Directeur de l’Organisation mondiale de la santé, l’éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus avait d’ailleurs réagi : « L’Afrique ne peut pas et ne sera un terrain d’essai pour aucun vaccin ». Pour une synthèse de ce qui est vite devenu une polémique virale mondiale. Pour une synthèse sur le sujet voir Simon Petite, « Les Africains “cobayes” contre le Covid-19 ? Le grand malentendu », URL : https://www.letemps.ch/monde/africains-cobayes-contre-covid19-grand-malentendu, consulté le 10 avril 2020.

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