La guerre russo-ukrainienne laisse émerger une question : doit-on faire confiance au droit international ou faut-il en rire ? Le droit international est en effet une étrange discipline. A ses débuts, il était contesté, et on peut reprendre ici les questions de Mario Prost : comment le droit peut-il régner entre des Etats souverains qui ne connaissent ni ne reconnaissent aucune autorité supérieure à la leur ? Quels peuvent bien être la valeur et le sens d’un droit dont l’obéissance et la sanction sont laissées au bon vouloir de ses sujets primaires, et notamment des plus forts ?[1]. Mais les internationalistes vont très tôt défendre la réalité, la matérialité et la positivité de leur droit : le droit international n’est pas primitif, il est simplement différent. On peut au fond, lire tout le droit international comme une réplique à l’échelle internationale des principes et institutions de droit privé (le droit des contrats, le droit de la propriété, le droit de succession, les règles de procédure, etc.).
Mais, les efforts des internationalistes dans le sens de l’installation et de l’enracinement de leur droit, seront biaisés par la seconde guerre mondiale. En effet, épris d’ordre, de rigueur, de régularité, l’internationaliste observe une diversité, un inachèvement, des conflits dangereux pour la paix, inadaptés au développement, sans doute blessants pour l’esprit. Il en résulte souvent une conscience malheureuse, au moins une inquiétude, qui en font un révolutionnaire virtuel, un subversif discret, guettant dans les évolutions du droit positif les fissures, voire les ruptures, par où il pourra tenter de glisser son rêve fédéraliste, ou œcuménique. L’impotence du droit international devant les accélérations ravageuses des conflits va donc le replonger dans une sorte d’ennui mélancolique.
Néanmoins, la discipline a pu se défaire de ce besoin, ce complexe traditionnellement éprouvé de prouver l’existence de son objet, au point même où il nourrit le droit interne, l’encadre, et lui offre diverses solutions.
Toutefois, si on peut sans conteste parler d’un droit international, l’internationaliste ne peut s’empêcher de s’interroger sur les incohérences et les incertitudes, les paradoxes et les contradictions de son droit, un droit des rapports de force, un droit politique, trop politique parfois. Car, les facteurs d’insécurité régionale et internationale sont nombreux. L’attaque de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 en est une preuve. Elle grossit les traits d’un droit international atypique, bien souvent incapable de revêtir le manteau de régulateur des désordres politiques.
Un forage profond permet de se rendre compte qu’au-delà du droit international, c’est l’ordre international lui-même qui est secoué. Cet ordre a-t-il d’ailleurs jamais existé ?
Entre ordre et désordre international
L’ordre suppose une sorte de contrat social dont les modalités de mise en place et les règles de fonctionnement sont acceptées par tous les membres. Il s’agit de trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune, la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. Si ces principes ne sont pas acceptés par tous, l’ordre n’existe plus ; si on admet qu’il existe, il n’est qu’apparent. Un ordre et une paix négatifs qui symbolisent une absence de violence visible.
La Charte des Nations Unies, « constitution mondiale », censée instituer depuis 1945 cet ordre international semble impuissante. En effet, le droit international a pendant longtemps été un droit de la paix et de la guerre. Sous l’empire de la Charte des Nations Unies, il est devenu un droit de la paix et de la sécurité internationales[2]. Après la détermination d’un droit de la guerre, jus in bello, le droit international a mis en place un droit de la paix, jus ad bellum, prohibant l’utilisation de la force dans les relations interétatiques, sauf en cas de légitime défense prévue à l’article 51 de la Charte des Nations Unies.
Mais depuis 1945, les conflits n’ont cessé de se propager. La guerre de Corée, la guerre du Viêtnam, la crise de Cuba, la guerre Russo-Afghane, etc. Une autre vague de conflits apparaitra dans les années 1990. En effet, l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la bipolarité favoriseront paradoxalement, notamment en Afrique, une (re)naissance des convulsions internes aux Etats, avec la multiplication des conflits intra-étatiques. Le début des années 2000 verra un autre type de conflits occasionnés par le regain du terrorisme international à partir de 2001, avec les attentats du 11 septembre.
Il en est ainsi parce que le droit ne tire sa force que de l’adhésion des parties auxquelles il est censé s’appliquer et surtout de sa capacité de sanction en cas d’atteinte à l’une ou l’autre des règles établies. Et c’est tout le problème du droit international, appréhendé comme l’ensemble des règles qui régulent les rapports entre les sujets internationaux, à savoir les Etats, sujets primaires, les organisations internationales, sujets dérivés et l’individu, sujet imparfait, inachevé ou encore en construction. D’une part, si les parties n’adhèrent pas aux règles, elles ne leurs sont pas applicables en vertu du principe de l’effet relatif des traités, même si ce principe connait des exceptions. D’autre part, même si les parties adhèrent aux règles, elles peuvent choisir de ne pas les appliquer si les rapports de force sont en leur faveur. Ou si elles sont membres d’organes qui décident des sanctions, comme le Conseil de sécurité des Nations Unies, organes dans lesquels elles ont la capacité d’étouffer toute sanction à leur encontre. C’est ce qu’ont fait les Etats-Unis en 2003 en Irak. C’est ce que vient de faire la Russie en Ukraine, en mettant entre parenthèses la règle de l’interdiction du recours à la force prescrite par la Charte des Nations Unies. L’ordre international ressemble ainsi à un désordre car, le droit y est ineffectif.
Entre droit de la force et force du droit
La question de l’effectivité du droit international se pose assurément. En effet, s’il fallait opérer un choix sur une liste de sujets les plus difficiles et les plus importants, au regard des multiples options que le droit offre à la réflexion, certainement que l’effectivité y figurerait. Et en bonne place. Même si le concept d’effectivité est très souvent confondu avec les notions d’application, de validité, d’efficacité et d’efficience[3]. Il est susceptible de deux acceptions. D’abord, l’effectivité peut être normative, c’est-à-dire l’existence de la règle de droit ou d’un principe juridique. Ensuite, l’effectivité peut être pratique. Elle ne consiste pas seulement à analyser le contenu et la portée juridique d’une règle de droit ou d’un principe juridique en vue d’en dégager la cohérence ou au contraire d’en souligner les lacunes, mais elle consiste surtout à en évaluer la portée pratique.
Et pourtant, la notion d’effectivité, aux contours incertains et fluctuants, est difficilement saisissable. Bien souvent confondue à une sorte « d’autre droit », quand elle n’en est pas la négation pure et simple, parfois consacrée comme principe juridique jouissant d’une certaine autonomie, tantôt opposée à ce qui est juridiquement établi par les règles mêmes qui, paradoxalement, la consacrent, menacée du label de concept « ajuridique ». Toujours est-il que l’effectivité est bien présente dans les diverses variations du droit, surtout quand on parle de droit international, un droit parcellaire, fragmentaire et rebelle à un législateur unique.
Ce droit international souffre notamment des fenêtres ou plus exactement des portes non hermétiques ou laissées ouvertes aux incursions des rapports de force et des relations internationales. Une discipline aux méthodes éclectiques, pluralistes et incertaines. Eclectiques, parce qu’elles empruntent à diverses disciplines (Histoire, Sociologie, Science politique, Géographie, etc.). Pluralistes, parce qu’elles sont diversifiées en fonction de l’objet de l’étude comme des doctrines de référence, voire du milieu culturel dont elles proviennent. Incertaines, parce que les analyses sont toujours sujettes à caution et à révision, qu’on ne peut que rarement en mesurer la validité, et que leurs bases ne sont jamais pleinement rationnelles ; elles ne manquent pas d’incorporer présupposés, valeurs, préférences idéologiques et sont toujours tributaires de la subjectivité des observateurs comme des limites de leurs connaissances. Dans ces conditions, ce que l’on peut rechercher n’est ni la prévisibilité ni quelque ressort décisif du caché. Et le droit en souffre. Et doit être rétabli et préservé.
En effet, nul n’est dupe des faiblesses du droit international et des Organisations internationales, qui éprouvent bien de difficultés à encadrer les pratiques guerrières ; ainsi, au regard des objectifs idéaux de maintien de la paix et de la sécurité et de la résolution des conflits, l’insatisfaction est tout à fait normale, mais elle ne peut tenir lieu, d’ultime argumentaire. En dépit de leurs faiblesses, les institutions internationales sont une part de notre histoire collective. Elles constituent un fait majeur des relations internationales contemporaines, bien moins par la croissance du nombre (…) que par l’imposition de fonctions légitimes participant à la construction d’un ordre international plus solidaire (…). De ce point de vue, les critiques, pour fondées soient-elles, n’épuisent pas l’intérêt et l’importance de la recherche sur les institutions internationales[4], dans le service de la paix et de la résolution des conflits.
[1] Mario Prost, Unitas multiplex : Unités et fragmentations et droit international, Bruxelles, Bruylant, 2013, 635 p.
[2] Voir Jean Combacau, Serge Sur, Droit international public, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence (LGDJ), 11ème édition, 2014, p. 617.
[3]L’application est la mise en œuvre d’une règle de droit ; la validité est le caractère d’une règle de droit qui lui permet de produire son plein effet ; l’efficacité permet d’évaluer les résultats et les effets sociaux de la règle de droit ; et l’efficience consiste à vérifier que les objectifs assignés à la règle de droit ont été atteints au meilleur coût.
[4]Lire Guillaume Devin, “Introduction: Ces institutions qui font la pax qui fait les institutions…”, pp. 11-28, in Guillaume Devin (Sous dir.), Faire la paix. La part des institiutions internationales, Paris, Presses de Sciences po, 2009, 272 p.
Télécharger l’article au format PDF