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Barkhane quitte Bamako. La France quitte le Mali. Elle s’est assurée d’embarquer l’Europe dans sa valise de voyage. Le Canada aussi. Enfin ! s’exclament les pourfendeurs de la présence militaire française en Afrique qui réclamaient depuis si longtemps le départ des soldats de France. Alors qu’elle prévoit un délai de quatre à six mois pour opérer son retrait, la junte au pouvoir à Bamako lui exige d’acter son départ « sans délai ». Il est vrai que le départ de la France du Mali n’équivaut pas à son départ du Sahel. Au contraire, Emmanuel Macron annonce la poursuite de l’action française dans les autres pays de la région, et plus largement son extension vers les pays du Golfe de Guinée désormais manifestement ciblés par les groupes terroristes[1]. Avec, de façon intrigante, une recrudescence des attaques terroristes dans le nord du Bénin à la veille de cette décision.

Après neuf ans de présence au Mali, la France se voit ainsi poussée à la porte par une junte qu’elle qualifie d’illégitime et d’irresponsable[2]. Les relations entre Bamako et Paris se sont progressivement tendues depuis la prise du pouvoir par les militaires dirigés par Assimi Goïta en septembre 2020. De façon unilatérale, le président français avait déjà annoncé la réforme de la force Barkhane en 2021. Elle devait laisser place à une force européenne, Takuba.

Alors que la France s’en va avec ses militaires et ses partenaires, une question importante se pose : quelle sera désormais la nouvelle trajectoire des politiques antiterroristes du Mali ? Jusque-là, elles ont été manifestement soutenues – sinon impulsées – par la France, ancienne puissance coloniale devenue partenaire privilégié du Mali dans la lutte contre les groupes terroristes. A l’heure où elle est en train d’acter son départ, et peut-être son désengagement, une sorte d’incertitude plane désormais sur l’avenir de la lutte contre les groupes djihadistes au Mali. Ici, nous nous risquons sur un terrain glissant ; celui d’entrevoir les scénarios possibles du futur de l’antiterrorisme malien, au regard des nouvelles/futures relations franco-maliennes. Le déroulement des événements nous impose d’observer, au-delà de l’antiterrorisme tout court, les implications politiques plausibles.

Les scénarios évoqués ici ne sont pas exhaustifs. Il s’agit surtout de quelques plausibilités que nous mettons en lumière. Nous nous contenterons de quatre : la renaissance de l’armée malienne grâce à la coopération russe, l’interruption du pouvoir bamakois par un nouveau putsch, des possibilités d’un retour de la France au Mali, et l’adaptation de la stratégie antiterroriste malienne à la nouvelle donne.

  • La coopération russe fait renaître l’armée malienne

Plusieurs Maliens notent déjà une montée en puissance de l’armée malienne depuis que la junte militaire d’Assimi Goïta a pris le pouvoir[3]. Ils observent un retour progressif de la sécurité. Ce qui les conforte dans l’idée que la présence française dans le pays ne leur a finalement pas été utile à ce jour. Ils voient dans la coopération avec la Russie, une opportunité de redorer le blason de leur armée.

Historiquement, ce n’est pas la première fois que l’Etat malien tourne dos à la France pour regarder à l’Est. Dès le lendemain de l’indépendance du pays en 1960, le président Modibo Kéïta rendait caducs les accords de défense signés avec la France pour se tourner vers l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Plusieurs Maliens restent nostalgiques de cette période considérée comme la plus rayonnante de l’armée malienne. Grâce à des équipements lourds (blindés, véhicules, aviation…) livrés par l’URSS et un entrainement assuré par les Soviétiques, l’armée malienne s’était imposée comme l’une des plus redoutables de la sous-région ouest-africaine[4]. Le départ de Modibo Kéïta et l’effondrement de l’empire soviétique ont favorisé le retour du Mali dans le « pré-carré français », amorçant simultanément le déclin de son armée.

Ce précédent entre le Mali et l’URSS nourrit aujourd’hui l’espoir de nombre de Maliens qui rêvent d’une renaissance de leur armée. Constatant un échec de l’action française, ils espèrent que la coopération avec la Russie soit plus porteuse et efficace. Leur espoir est à double niveau : d’une part, ils espèrent une intervention russe – peu importe que cela passe par l’entremise du groupe militaire privé Wagner ou par un détachement de l’armée nationale russe. D’autre part, ils espèrent que la coopération russe permette de renforcer les capacités stratégiques et opérationnelles des Forces armées maliennes (FAMa) par un meilleur équipement et un entraînement adapté à la menace asymétrique. En clair, il s’agit d’un espoir de voir l’histoire se répéter, de voir les FAMa renouer avec leur rayonnement d’antan pour prendre un rôle plus accru dans la lutte contre le terrorisme sur leur territoire.

Si ce scénario est envisageable, sa réalisation nécessite du temps. C’est peut-être, entre autres, pour cette raison que la junte prévoyait de s’offrir une rallonge de cinq ans au pouvoir. En effet, les décisions qu’elle prend aujourd’hui ne seront préservées que si elle s’assure une longévité au pouvoir, ou si son successeur élu s’avérait pro-russe. Face à la pression internationale l’invitant à organiser les élections, Assimi Goïta pourrait être bien inspiré d’organiser des élections présidentielles auxquelles il serait lui-même candidat. La popularité dont il jouit actuellement au Mali pourrait lui assurer une élection. Et si la Charte de la transition lui interdit d’être candidat, il faut remarquer que ce ne serait pas la première fois qu’il l’aura violée. Il l’a déjà fait en prenant le pouvoir par ce que les uns qualifient de « coup d’Etat dans le coup d’Etat » et que les autres appellent « un redressement de la trajectoire de la transition ».

Le scénario du rapprochement avec la Russie est l’un des plus plausibles. Il suppose un affaiblissement durable de l’influence française dans le pays, et dans la sous-région. Ses chances de réussite résident dans la ferveur populaire qui le porte. Le sentiment anti-français actuellement vivace au Mali ne semble pas autoriser un retour en arrière aux gouvernements actuels et prochains. Même en cas d’alternance au sommet du pays, le nouveau pouvoir – même s’il est pro-français –ne pourra pas opérer un retour à la situation quo ante  au risque de subir la réaction populaire.  C’est dire qu’en tout état de cause, l’influence perdue de la France ne sera pas retrouvée immédiatement ; tout comme l’influence retrouvée de la Russie ne sera pas perdue brusquement.

  • Le coup d’Etat peut arrêter le coup d’Etat

Au Mali, le risque d’un coup d’Etat n’est jamais totalement nul. Dans ce pays ouest-africain, seul Alpha Oumar Konaré a eu la chance d’arriver et de repartir démocratiquement du pouvoir. Tous ses illustres prédécesseurs et successeurs ont subi une fin désastreuse. Modibo Kéïta, Moussa Traoré, Amadou Toumani Touré et Ibrahim Boubacar Kéïta ont tous vu leur pouvoir prendre fin par l’œuvre de putschistes. Mêmes les transitions n’ont pas été calmes, en dehors peut-être de celle d’Amadou Toumani Touré intervenue dans un contexte où s’amorçaient les transitions démocratiques en Afrique. Celle de 2012-2013 a été constamment perturbée par la junte d’Amadou Haya Sanogo qui, s’il n’a pas réussi à renverser le président de la transition Dioncounda Traoré, a pu faire démissionner, « fusil sur la tempe »[5], le premier ministre Cheikh Modibo Diarra  après avoir cautionné la bastonnade du président dans son propre palais. Celle de Bah N’Daw (2020-2021) a été rapidement écourtée par la junte d’Assimi Goïta qui s’est accaparé de la plénitude des pouvoirs pour mettre fin aux envies d’émancipation du président de la transition et de son premier ministre Moctar Ouane.

L’histoire du Mali nous enseigne donc que les régimes ne sont pas éternels. Le putschiste pourrait ainsi subir le putsch ; Assimi Goïta n’est donc pas à l’abri d’un coup d’Etat. Les frénétiques de la Françafrique verront probablement derrière un tel rebondissement, la main visible ou invisible de Paris, la manipulation d’une France qui voudrait se venger de l’humiliation qu’Assimi Goïta et Choguel Kokalla Maïga lui auraient fait subir. L’hypothèse n’est pas loufoque ; elle est bien plausible ; tout comme la survenance d’un nouveau coup d’Etat pourrait être la conséquence des conséquences des nombreuses sanctions contre le Mali.

Déjà placé en quarantaine par la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) et l’UEMOA (Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest) qui le privent de tout, y compris de ses avoirs à la BCEAO (Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’ouest), le Mali de Goïta s’est également vu couper les aides de partenaires comme les Etats-Unis d’Amérique, le Danemark… et peut-être prochainement d’autres. Les effets néfastes de cette situation pourraient bientôt se faire ressentir. Et le secours de la Russie et éventuellement de la Chine pourrait ne pas suffire à couvrir le manque à gagner. Dans un pays déjà malmené par la menace sécuritaire et qui compte parmi les plus pauvres au monde, le souverainisme agité par les actuels dirigeants pourrait se retourner contre eux. L’inconfort économique pourrait créer une crise sociale qui aboutirait à la chute du régime en place.

Outre l’argument économique, Assimi Goïta pourrait se voir renversé pour la même raison pour laquelle – entre autres – il a déposé Ibrahim Boubacar Kéïta : l’aggravation de la situation sécuritaire. Le sursis obtenu grâce au populisme anti-impérialiste ne sera pas éternel. Les Maliens espèrent de lui, une meilleure gestion de leur sécurité. Si après avoir poussé les Français dehors et snobé Danois et autres Européens, il échoue à enrayer la menace terroriste, il aura offert à un nouveau groupe de putschistes, la raison manifeste de son renversement.

  • La France pourrait organiser son retour au Mali

Cette possibilité n’est pas à exclure. Il est vrai que les voies du dialogue semblent hermétiquement fermées actuellement entre autorités maliennes et françaises ; mais les lignes pourraient bouger à la faveur d’un changement de régime. Ce changement est possible des deux côtés. A Bamako, il pourrait advenir par tous les moyens ; à Paris, il pourrait s’opérer à la faveur de la prochaine élection présidentielle, même si les sondages prédisent une réélection d’Emmanuel Macron. En tous les cas, un changement à l’Elysée ou même au Quai d’Orsay pourrait faciliter la reprise des discussions entre Paris et Bamako. Pour ce qui concerne Bamako, le changement de régime par voie électorale apparait de moins en moins plausible à court terme.

Qui connaît l’histoire des relations franco-africaines peut ainsi se poser quelques questions légitimes : la France va-t-elle laisser le régime de Bamako poursuivre sa politique sans tenter de l’arrêter ? La brouille sera-t-elle exclusivement verbale ? Ou Paris suscitera-t-il des résistances internes pour mettre la junte malienne en difficulté ? Va-t-il déstabiliser le Mali en vue de précipiter la chute du régime d’Assimi Goïta ? Ce dernier risque-t-il d’y laisser sa vie comme d’autres avant lui ? Le Mali demeure-t-il ami ou devient-il ennemi de la France ? Les questions sont nombreuses ; elles sont toutes pertinentes les unes que les autres. Car, même si la France ne peut plus opérer aussi vertement qu’elle le pouvait au lendemain des indépendances africaines, elle n’a pas pour autant perdu toute capacité de nuisance.

Les questions sont d’autant plus pertinentes que la France a suffisamment d’intérêts à défendre dans la région et choisirait donc difficilement de laisser la place à un rival comme la Russie. Dans un contexte où la rivalité entre la Russie et les Etats-Unis d’Amérique s’intensifient autour de la crise ukrainienne, la France pourra compter sur le soutien de Washington si elle décide de troubler Bamako. Ses alliés du Niger, du Tchad et peut-être de la Mauritanie lui restent fidèles… pour l’instant. Le redéploiement de Barkhane s’appuiera sur ces Etats. Serviront-ils de bases arrières à des manœuvres contre Bamako ? Quid de l’Europe dont la France assure actuellement la présidence en plus d’en être une puissance effective, surtout après que la charismatique Angela Merkel a tiré sa révérence à Berlin ?

L’ensemble des questions posées révèlent une double réalité : le retour de la France à Bamako ne relève pas de l’évidence ; il ne relève pas non plus de l’impossible. Sur ce scénario, l’incertitude domine. L’habileté, les manœuvres, les coups, les alliances et mésalliances des deux parties donneront sens à ce scénario. Tout comme il n’est pas exclu que des missions de bons offices ou de négociations rapprochent Paris et Bamako. En effet, la France nous a déjà montré à suffisance que sur l’autel des intérêts stratégiques, ses propres principes peuvent être sacrifiés. N’a-t-elle pas gobé, sur des fondements fallacieux, un coup d’Etat à N’Djamena pendant qu’elle condamne ceux de Bamako, de Conakry… ? Elle pourrait aussi ne pas hésiter à oublier ses principes de démocratie et de rejet des putschs pour sauvegarder une part d’influence au Mali si elle se rend à l’évidence que la fin du pouvoir Goïta n’est pas proche.

  • La junte malienne a une stratégie adaptée à la nouvelle donne

Le départ de la Force Barkhane aura-t-il des conséquences sur le maintien des autres forces internationales présentes au Mali ? Dans tous les cas, Emmanuel Macron avait déjà annoncé unilatéralement la réforme de Barkhane qui devait progressivement disparaître au profit d’une force européenne. Désormais, l’on peut objectivement se poser des questions sur l’avenir de la force Takuba et de l’opération Sabre. Après la récente brouille entre le Mali et le Danemark, il y a des raisons de douter de la poursuite de l’engagement militaire européen au Mali.

Il est tout aussi possible de questionner l’avenir de la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et de la force conjointe du G5 Sahel. Disposant du droit de véto au Conseil de sécurité des Nations unies, la France peut-elle aller jusqu’à empêcher un renouvellement des mandats desdites forces ? La MINUSMA soutient le Mali depuis bientôt une décennie, mais l’opinion publique malienne lui reproche des résultats trop limités, notamment sur le terrain de la lutte contre les groupes terroristes pour laquelle elle n’a qu’un mandat trop limité. Son départ, même s’il peut être préjudiciable, pourrait ne pas trop déplaire aux Maliens. Quant à la force conjointe du G5 Sahel, elle est largement perçue comme un produit de l’ingénierie française qui vient saturer inefficacement un paysage stratégique sahélien déjà encombré. Le fuseau Centre de cette force pourrait souffrir de la brouille entre Paris et Bamako.

La stratégie militaire du gouvernement de transition malien devra donc s’adapter aux changements possibles qui interviendraient prochainement dans le dispositif stratégique en place dans le pays. Mais une question cruciale se pose : comment compte-t-il assurer le développement, l’autre volet de la stratégie antiterroriste ? Sur ce sujet, il faut noter qu’il n’y a pas eu beaucoup d’avancées ces dernières années. La France s’est jusque-là affublée d’un rôle de mobilisatrice de ressources au profit du développement du Sahel. Mais les initiatives qu’elle a prises – de l’Alliance Sahel à la Coalition pour le Sahel en passant par le Partenariat pour la stabilité et la sécurité au Sahel – n’ont fait que réchauffer les mêmes mesures sans apporter des solutions efficaces au développement des pays du Sahel. Le rôle prépondérant de la France est même perçu par certains comme un « facteur bloquant »[6] à l’engagement d’autres partenaires. Le Mali saura-t-il donc saisir l’opportunité de ce temps de refroidissement avec la France pour ratisser large ? Rien n’est moins sûr ! Pourtant, avancer sur le front militaire et délaisser celui du développement reste une erreur. Le régime de Bamako peut toutefois choisir de gérer d’abord l’urgence militaire de stabilisation, ensuite de se rendre de nouveau fréquentable pour ses pourfendeurs d’aujourd’hui pour enfin obtenir leur soutien aux projets de développement.

Peut-être aussi que les conditions sont à présent davantage remplies pour engager des discussions avec les leaders des groupes djihadistes pour négocier la paix. Négocier avec Iyad ag-Ghaly et Amadou Koufa reste une recommandation du dialogue national inclusif de 2019. La France s’y est montrée réfractaire jusqu’à présent. Son départ offre peut-être aux Maliens une opportunité de discuter avec ses démons pour retrouver un début de paix, de sécurité et de stabilité. Un tel scénario paraît tout à fait envisageable quand on sait que l’armée malienne s’est révélée défaillante face à la menace terroriste depuis une décennie et qu’elle organise le départ des forces qui l’ont épaulée – certes sans franc succès – depuis tout ce temps.

[1] Conférence de presse du Président français le 17 février 2022 à l’Elysée, https://www.france24.com/fr/france/20220217-en-direct-fin-de-partie-pour-l-op%C3%A9ration-barkhane-au-mali, consulté le 17 février 2022.

[2] Propos du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, ayant valu à l’Ambassadeur de la France au Mali d’être expulsé de Bamako, Mali : la France dénonce une junte militaire “illégitime” et “irresponsable” après le retrait de soldats danois sous la pression de Bamako (francetvinfo.fr), consulté le 17 février 2022.

[3] Entretiens téléphoniques avec quelques citoyens maliens, décembre 2021.

[4] Manon Touron, « Le Mali,1960-1968. Exporter la Guerre froide dans le pré carré français », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 45, no. 1, 2017, p. 89.

[5] Serge Daniel, Les mafias du Mali. Trafics et terrorisme au Sahel, Paris, Descartes et Cie, 2014, p. 107.

[6] Entretien, Bamako, juillet 2019.

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