Les grandes crises sanitaires, au-delà de leur caractère lugubre, ont souvent le mérite de provoquer de profonds bouleversements dans les orientations politiques des États. La grippe espagnole de 1918, qui a fait entre 20 et 100 millions de morts, a fait prendre conscience de la nature internationale de la menace des épidémies et maladies, des impératifs de l’hygiène et d’un réseau de surveillance pour y faire face. Le Comité d’hygiène de la Société des Nations (SDN), ancêtre de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), a été créé à la suite de cette épidémie[1]. La Covid-19, fidèle à ce théorème des catastrophes sanitaires, va sans doute impulser des changements dans ‘’la façon de penser’’ des États et dans la hiérarchisation de leurs priorités. Cette pandémie met en lumière des sujets qui, il y a quelques mois, ne feraient pas l’objet de préoccupation majeure et de débat dans l’espace public, lesquels sujets, habituellement très secondaires, sont subitement révélés et amplifiés.
Le médicament contre la Covid-19 pourrait-il venir de l’Afrique ? Une solution africaine se révèlera-t-elle crédible ? Le remède contre la Covid-19 doit-il obligatoirement émaner des centres de recherches occidentaux pour être accepté ? Le 21 avril 2020, le président malgache Andry Rajoelina a annoncé le lancement d’un remède traditionnel amélioré, à la fois préventif et curatif, le « Covid-Organics » suite aux travaux des chercheurs de l’Institut Malgache de Recherche Appliquée (IMRA)[2]. Il est composé d’Artemisia et de plantes médicinales malgaches. Cette annonce, portée par le chef de l’Etat malgache en personne, a eu un écho retentissant dans le monde entier et particulièrement sur le continent africain, entrainant presque immédiatement des critiques sur l’efficacité du remède. Le 10 mai 2020, dans un entretien accordé à Radio France Internationale et France 24, le président malgache a dénoncé cette vision d’une Afrique incapable en ces termes : « Si c’était un pays européen qui avait découvert ce remède, est-ce qu’il y aurait autant de doutes ? Je ne pense pas […] Le problème, c’est que cela vient d’Afrique. Et on ne peut pas accepter qu’un pays comme Madagascar, qui est le 163ème pays le plus pauvre du monde, ait mis en place cette formule pour sauver le monde »[3].
L’Afrique apparaît encore très en retrait du marché mondial du médicament. Le continent africain ne représente que 3 % de la production mondiale du médicament, et 95 % des médicaments consommés en Afrique sont importés[4]. L’indépendance du continent africain par rapport au médicament est un défi essentiel. Le médicament touche directement à la santé et à la vie. C’est une question de souveraineté. Et qui dit souveraineté dit ‘’capacité’’. La souveraineté n’est pas un vain mot, elle est surtout dans l’action. Que représente le médicament ? Quelle est la capacité de l’Afrique à produire ses propres médicaments ? Qu’est ce qui explique le doute presque systématique vis-à-vis des remèdes élaborés en Afrique ? Comment gommer ce doute ? Faut-il aller dans le sens d’une vision souverainiste, afrocentriste qui défend une recherche africaine basée sur une méthode adaptée à ses réalités ou s’accorder avec une vision mondialiste qui soutient la conformité de la recherche de médicament en Afrique aux normes occidentales ? Sans prétention d’exhaustivité, ce document se propose d’analyser quelques-unes de ces questions, sporadiquement abordées dans l’espace public, mais cette fois, fort exacerbées par la Covid-19. L’objectif est de faire du médicament, non plus un sujet rare et intermittent mais une préoccupation permanente des populations et des pouvoirs publics.
I- L’enjeu du médicament est hautement stratégique
Le médicament n’est pas un produit de santé banal. Il permet de lutter contre la mort, de restaurer la santé mais il peut également donner la mort ou provoquer des incapacités lorsqu’il est de mauvaise qualité ou mal administré. Le médicament est un déterminant de base du développement d’un pays. « Il n’y a de richesse que d’hommes », écrivait au XVIe siècle Jean Bodin. Le médicament est un déterminant de la bonne santé de la ressource humaine d’un pays. Lorsqu’une jeune fille de 17 ans meurt d’un paludisme grave faute de moyens financiers pour acheter le médicament, c’est une énorme perte. De la même façon, quand un adulte de 40 ans développe une insuffisance rénale chronique suite à la prise régulière de faux médicaments et doit sa survie à la dialyse, il s’agit d’un important manque à gagner pour l’économie (augmentation des dépenses de santé, baisse de la productivité). Si les personnes vivant avec le VIH-SIDA ne peuvent plus suivre leur traitement à cause d’une rupture de stock des antirétroviraux (ARV), il s’agira d’une catastrophe. En contrôlant ce que la population consomme comme médicament, on ne contrôle pas uniquement quelques milligrammes de substance, mais on contrôle la vie de la population et au-delà, le développement d’un pays…Lire la suite
[1] Lajarge Éric, Debiève Hélène, Nicollet Zhour, « Une approche nationale et des normes internationales : le rôle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) », dans, Lajarge Éric, Debiève Hélène, Nicollet Zhour (dir.), Santé publique. En 12 notions, Paris, Dunod, « Aide-Mémoire », 2013, pp. 77-82.
[2] Kpèhoun Judicaël, « Coronavirus : Covid-Organics, remède local vanté par Andry Rajoelina, le Président malgache », 21 avril 2020, Disponible sur: https://www.banouto.info/article/bien-etre/20200421-coronavirus-covid-organics-remde-local-vant-par-andry-rajoelina-le-prsident-malgache/, consulté 6 juin 2020.
[3] Boisbouvier Christophe, Perelman Marc, « A. Rajoelina sur France 24 :‘’Le problème du remède Covid-Organic, c’est qu’il vient d’Afrique’’ », 11 mai 2020, Disponible sur: https://www.france24.com/fr/afrique/20200511-a-rajoelina-sur-france-24-le-probl%C3%A8me-du-rem%C3%A8de-covid-organic-c-est-qu-il-vient-d-afrique, consulté le 6 juin 2020.
[4] Proparco, Groupe Agence Française de Développement, « Le médicament en Afrique : répondre aux enjeux d’accessibilité et de qualité », Revue secteur privé et développement, n° 28, 2017, pp. 1-40.
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